Dans mon billet précédent, j’ai expliqué comment on peut facilement perdre au change, en tant que collectivité, si les personnes ou les entreprises maximisent leurs intérêts individuels, et comment cela est au cœur des défaillances du marché les plus importantes, comme celles liées à la pollution et aux changements climatiques. Les économistes savent depuis plus d’un siècle comment, en principe, cela peut être corrigé si nous mettons collectivement en place un système de mesures incitatives (c’est-à-dire par l’entremise des gouvernements) pour que la valorisation des intérêts individuels soit plus en phase avec la recherche du bien commun. Cela peut se faire, par exemple, en taxant les comportements nuisibles à la société (comme la pollution) ou en récompensant les actions socialement bénéfiques (comme le covoiturage, l’utilisation des transports publics ou le reboisement biodiversifié). Un objectif externe peut donc être ajouté à l’objectif de base des participants au marché, ce qui leur permet d’internaliser quelque chose qui, autrement, n’affecterait pas leur conduite ; c’est ce qu’on appelle une « externalité » en économie1. Dans le présent billet, je me concentrerai sur la manière de traiter le problème actuel pour rendre une telle stratégie efficace : les gouvernements, pour toutes sortes de raisons politiques et cognitives, ne sont pas prêts à fixer un prix suffisamment élevé pour les émissions de carbone. En substance, je suggère que des lois peuvent être adoptées pour que le prix payé aujourd’hui par les pollueurs repose sur un pari rationnel relatif au coût social déterminé du carbone par les gouvernements futurs. Ainsi, les prochains gouvernements deviendraient indirectement responsables de fournir le signal déterminant le prix total actuel que les émetteurs d’aujourd’hui devraient payer pour chaque tonne d’émissions de gaz à effet de serre (et d’autres formes de pollution) qu’ils produisent.
Il peut y avoir plusieurs façons de mettre en œuvre cette idée. Considérons le schéma simple de tarification du carbone2 suivant, où la taxe sur le carbone serait perçue en partie par les gouvernements actuels et futurs, donnant à ces derniers le pouvoir de faire payer les émissions de carbone ex post (seulement pour les années suivant l’adoption de la loi, bien sûr)3. Après l’adoption de ladite loi, disons en 2022, les gouvernements fixent chaque année un prix pour les émissions de carbone et font payer le carbone émis cette année-là et tout carbone émis depuis 2022 à ce même prix. Si les entreprises n’ont pas suffisamment payé les années précédentes, elles doivent payer une somme supplémentaire chaque année. Pour rendre cela plus clair, prenons l’exemple suivant présenté dans le tableau ci-dessous :
Année | Quantité de CO2 émise | Émissions cumulées | Prix imposé par le gouv. | Somme à payer cette année | Somme supplémentaire à payer pour les émissions antérieures | Total déboursé cette année | Versement total |
2022 | 100 | 100 | 70 $ | 7 000 $ | 0 $ | 7 000 $ | 7 000 $ |
2023 | 100 | 200 | 80 $ | 8 000 $ | 1 000 $ | 9 000 $ | 16 000 $ |
2024 | 90 | 290 | 100 $ | 4 000 $ | 4 000 $ | 13 000 $ | 29 000 $ |
2025 | 80 | 370 | 90 $ | 7 200 $ | (2 900) $ | 4 300 $ | 33 300 $= 370 x 90 $ |
En 2022, l’entreprise X émet 100 tonnes de carbone, et le prix fixé par le gouvernement cette année-là est de 70 $, elle paie donc 7 000 $. En 2023, le gouvernement dispose de plus d’informations sur le coût du carbone pour la société (et de plus de volonté de le faire payer) et augmente le prix du carbone à 80 $. L’entreprise X a de nouveau émis 100 tonnes de carbone et doit donc au gouvernement 8 000 $ pour ces émissions. Cependant, 1 000 dollars supplémentaires sont également attendus pour les 100 tonnes de carbone émises l’année précédente : 100 tonnes x (80 $ – 70 $) = 1 000 $4. Supposons qu’en 2024, l’entreprise X ait réussi à réduire son empreinte carbone à 90 tonnes pour l’année, mais que le gouvernement ait augmenté le prix du carbone à 100 $ la tonne. L’entreprise devra à présent payer 20 $ supplémentaires pour chacune des 200 tonnes de carbone émises depuis 2022. L’entreprise doit également payer le prix actuel du carbone de 2024, soit 100 $, ce qui représente un coût total de 100 x 90 + 20 $ x 200 = 13 000 $ cette année-là. Que se passera-t-il si le prix baisse ? L’entreprise X obtiendrait un remboursement. Imaginons donc qu’en 2025, les climatologues constatent5 que nous avons été trop pessimistes et que le prix chute à 90 $. L’entreprise X recevra alors un remboursement de 290 x (100 $ – 90 $) = 2 900 $ pour les 290 tonnes de carbone émises dans le passé, mais devra également 80 x 90 $ = 7 200 $ pour son émission de 80 tonnes en 2025. Cet ajustement pourrait se poursuivre indéfiniment, ou jusqu’à une date fixe, disons, dans 30 ans6. Par exemple, au bout de 30 ans, les gouvernements de 2052 pourraient faire payer toutes les émissions des 30 dernières années, de 2022 à 2051, mais ceux de 2053 ne pourraient faire payer que celles de 2023 à 2052, en plus bien sûr de celles de l’année en cours. Par conséquent, à la fin de chaque année, les pollueurs auront payé le prix du carbone de cette année pour tout le carbone qu’ils ont émis depuis 2022 (ou au cours des 30 dernières années, après 2052) comme le montre la dernière colonne du tableau.
L’effet d’une telle loi décalant les pénalités annuelles pour la pollution serait que les entreprises devraient maintenant considérer l’impact de leur empreinte carbone tel qu’il sera estimé par les gouvernements dans le futur. Si elles cherchent à être aussi rationnelles que possible dans leur estimation de la façon dont les prochains gouvernements fixeront le prix du carbone, elles estimeront probablement qu’il sera beaucoup plus élevé que celui des gouvernements actuels. La raison en est que les prochains gouvernements et les générations futures auront accès à des informations plus fiables sur les dommages causés par les changements climatiques. Les catastrophes liées au climat se seront produites dans davantage d’endroits dans le monde, ce qui rendra d’autant plus évident le fait que les changements climatiques menacent les sociétés actuelles et futures. Les citoyens auront eu plus de temps pour saisir la gravité des changements climatiques, ce qui aura une incidence sur le prix fixé par les gouvernements pour les émissions de carbone. Sachant qu’elles devront payer une dette environnementale élevée aux prochaines générations, les entreprises modifieront probablement leur façon de faire afin de réduire les coûts éventuels et l’incertitude qui les caractérisent. Dans le cas de grandes entreprises, elles investiraient probablement dans la RD afin de trouver des solutions technologiques pour réduire leur empreinte carbone. Dans tous les cas, elles seraient probablement prêtes à payer d’autres entreprises ayant développé des technologies qui permettent de réduire leur empreinte carbone. Dans l’intervalle, les prix des biens et services produisant une forte empreinte carbone (comme les combustibles fossiles, la viande bovine, les billets d’avion, etc.) augmenteraient rapidement, ce qui influencerait très probablement le comportement des consommateurs. Si le prix du bœuf était multiplié par 10 au cours des 5 prochaines années, sa consommation diminuerait probablement de façon marquée, et les gens se tourneraient vers des aliments dont l’empreinte carbone est plus faible. Si le prix de l’essence augmentait de la même manière, cela accélérerait la croissance et l’augmentation des parts de marché des producteurs d’énergie renouvelable. L’attrait économique des voitures électriques s’en trouverait considérablement accru, pour autant que l’on puisse acheter de l’électricité produite à partir d’énergies renouvelables, car le coût de l’électricité produite à partir du charbon augmenterait considérablement.
Le scénario ci-dessus devra probablement être modifié de plusieurs façons. La plus évidente est que les entreprises n’aiment pas avoir une dette incertaine qui plane sur elles (que se passera-t-il si les prochains gouvernements décident de faire payer beaucoup plus cher les émissions de carbone ?) et les gouvernements sont sensibles à cette aversion au risque. Cela pourrait également aller à l’encontre du principe fiscal de prévisibilité des impôts en fonction du comportement de chaque année avant même que l’année ne commence. Les entreprises préféreront payer un prix fixe aujourd’hui et être en mesure de planifier leurs budgets sans l’incertitude du supplément à payer ultérieurement pour une dette écologique passée. Une solution logique consisterait à faire en sorte qu’un marché de l’assurance absorbe cette incertitude, et les gouvernements devraient autoriser cette assurance, voire la rendre obligatoire. Cette solution créerait un marché de l’assurance dont le comportement rationnel de maximisation des profits (s’il y a suffisamment de concurrence sur ce marché) conduirait à la meilleure prévision scientifique du coût social futur du carbone (et de son incertitude), tel qu’établi par les gouvernements 30 ans dans l’avenir. Voyons comment cela pourrait fonctionner.
L’assureur conclurait l’accord suivant avec l’entreprise X : l’entreprise X paie une prime fixe pour les émissions de l’année en cours, en plus du prix fixé par le gouvernement pour cette même année. La prime couvre les changements de prix ultérieurs pour une empreinte carbone prédéterminée, et c’est l’assureur qui en paiera la différence (pendant les 30 prochaines années). L’assureur doit donc estimer soigneusement le prix futur du carbone, et il s’appuiera sans doute sur les preuves scientifiques les plus fiables concernant les conséquences des changements climatiques. En effet, s’il sous-estime le prix futur, il perdra de l’argent. S’il le surestime, il sera moins compétitif avec sa prime qu’une compagnie ayant fait une prévision plus juste et perdra une part de marché. Fait intéressant, la prime comportera également un montant pour l’incertitude, comme pour tout contrat d’assurance. Puisque l’assureur ne peut pas compter sur une boule de cristal, il doit effectuer un calcul probabiliste qui tient compte de cette incertitude et qui fera augmenter la prime. Cela créera une valeur marchande pour de meilleures prévisions sur l’avenir, ce qui stimulera l’innovation dans la modélisation du climat et les prévisions de l’économie publique. Les climatologues, les économistes de l’environnement et autres spécialistes de l’environnement seraient embauchés non seulement par les gouvernements et les universités, mais aussi par les assureurs qui tentent de fournir des prévisions plus précises, tant sur les prix futurs que sur leur incertitude.
Payer pour l’incertitude des impacts des changements climatiques est aussi important que de tenir compte de l’écart entre les estimations actuelles et futures du coût social d’une tonne de gaz à effet de serre émis en équivalent carbone. En effet, notre incertitude scientifique quant à l’incidence future des changements climatiques est considérablement asymétrique. Dans le meilleur des cas (mais malheureusement peu probable), les conséquences sont mineures et les sociétés peuvent facilement s’adapter. Dans le pire des cas, les effets sont si catastrophiques qu’une grande partie de l’humanité peut mourir, poussant les populations à renouer avec la violence et le manque de civilité. Certains parlent même d’un risque de disparition totale de l’humanité, mais cette probabilité est, espérons-le, très faible. La misère humaine et les coûts de tels scénarios sont difficiles à imaginer, et nous devrions raisonnablement être prêts à consacrer une grande partie de nos revenus aujourd’hui et dans les décennies à venir pour éviter de telles menaces mondiales demain. C’est pourquoi il ne suffit pas de s’appuyer sur le scénario espéré ou modéré pour évaluer correctement le coût social des émissions de carbone. Le système d’assurance proposé obligerait à prendre la décision la plus réfléchie possible concernant à la fois le prix futur attendu du carbone et l’incertitude de cette prévision. Prenons l’exemple d’un assureur qui, après avoir étudié les données scientifiques, estime qu’il y a une chance infime que des événements météorologiques vraiment catastrophiques se produisent à l’avenir. Cet assureur devra constituer une réserve pour parer cette possibilité, car si celle-ci se concrétise, il est probable que le prix ex post du carbone augmente considérablement7.
La proposition ci-dessus est fondée sur l’hypothèse selon laquelle les biais cognitifs et les influences politiques pourraient être une cause importante de la lenteur actuelle de l’action des gouvernements, même dans les pays les plus démocratiques et les plus développés. De multiples facteurs peuvent expliquer ce manque extrêmement préoccupant d’action gouvernementale. Il se pourrait que le lobbyisme de l’industrie des combustibles fossiles influence les gouvernements. D’un autre côté, d’autres industries, qui ont tout autant à perdre que le grand public en cas de changements climatiques extrêmes, devraient idéalement être en mesure de contrebalancer cela. Et plus fondamentalement, surtout dans les démocraties, on pourrait s’attendre à ce que le public exerce une pression suffisante sur les gouvernements pour que ceux-ci agissent comme il se doit. Mais cela suppose que les électeurs comprennent suffisamment la gravité de la situation et soient capables de trouver un juste équilibre entre les conséquences catastrophiques à long terme d’une tarification insuffisante du carbone et le fardeau à court terme que représentent les augmentations de taxes ou des prix des biens et services8. Le consensus scientifique et l’urgence du message de la communauté scientifique sont clairs et nets depuis longtemps, et n’ont pas suffi à convaincre suffisamment le public, le monde des affaires et les gouvernements. L’un des facteurs en jeu ici pourrait être le degré élevé d’incertitude quant aux impacts futurs des changements climatiques, surtout dans l’esprit des gens (y compris les politiciens et autres décideurs) mais aussi dans l’état actuel des connaissances scientifiques. Il est difficile pour une personne de concevoir et de peser ces risques incertains et éloignés par rapport à la certitude à court terme de l’augmentation du coût de la vie, du risque de perdre son emploi, etc. Il y a un effet psychologique9 en jeu ici, qui fait qu’il est difficile pour les humains de se représenter et de comprendre des dangers éloignés, dans l’espace et dans le temps, et incertains, comme c’est le cas pour les changements climatiques. Il est difficile d’intégrer par intuition le décalage temporel entre nos actions d’aujourd’hui et la souffrance de quelqu’un d’autre (y compris nos enfants et petits-enfants) des décennies plus tard. L’objectif de la révision législative proposée est de faire en sorte qu’il soit plus facile pour la plupart des gens de voir immédiatement les rapports entre les coûts à court et à long termes, car les coûts à long terme viendraient avec un prix bien concret. Bien sûr, personne ne peut prédire l’avenir, mais les entreprises qui émettent des gaz à effet de serre, ou les compagnies d’assurance qui leur vendent une assurance contre les futures taxes sur le carbone, auraient tout intérêt à estimer aussi correctement que possible le prix que les futurs gouvernements attribueront aux émissions de carbone. La moindre idée préconçue (par exemple, la sous-estimation des coûts) leur coûtera plus d’argent en fin de compte, cette charge financière étant infligée année après année à mesure que les gouvernements augmentent le prix du carbone et que d’autres acteurs du marché proposent des estimations plus précises, tirant ainsi profit des entreprises qui font de mauvaises prévisions.
Nous devons envisager de nombreuses variations du schéma ci-dessus. Par exemple, pour résoudre le problème de la prévisibilité de la charge fiscale, l’assurance serait obligatoire et la somme versée à l’assureur traité comme une assurance responsabilité. Le montant payé pour les émissions de cette année constitue une taxe, tandis que les suppléments dans le tableau représentent un paiement à titre de responsabilité civile pour un dommage causé à un bien public (le climat), où le gouvernement est la partie qui perd quelque chose en raison de la pollution des années précédentes par l’entreprise. Un autre scénario encore remplacerait les assureurs par un marché de paris sur les prix futurs du gouvernement et par l’achat ou la vente d’options pour protéger contre l’incertitude de ces prévisions. Ainsi, le gouvernement pourrait simplement déclarer l’impôt annuel sur la base des prix à terme et des prix des options au début de chaque période fiscale. Afin d’éviter la manipulation du marché par les grands pollueurs qui tentent de maintenir le prix à un niveau peu élevé, le gouvernement aurait également à intervenir en tant qu’acteur sur ce marché pour que sa portée soit suffisamment étendue. Si le marché était assez vaste, une telle manipulation entraînerait forcément de grandes pertes pour ceux tentant des manipulations, soit des pertes équivalentes ou supérieures au montant de la taxe économisée par une tentative de faire baisser le prix artificiellement.
Pour conclure, je crois que les gouvernements ont à leur disposition des outils législatifs et fiscaux qui pourraient être modifiés pour nous confronter aux hypothèses les plus rationnelles à propos de l’impact futur des décisions collectives que nous prenons maintenant, ainsi que les facteurs d’incertitude qui y sont associés. Les mêmes types d’outils présentés dans le contexte des émissions de carbone pourraient être utilisés pour remédier à d’autres défaillances du marché, comme la menace de la résistance aux antimicrobiens. Combien les gouvernements futurs, disons en 2050, seraient-ils prêts à débourser en 2021 pour investir davantage dans la recherche-développement et réduire les coûts associés à l’interdiction ou à la réduction considérable de l’utilisation des antibiotiques chez les animaux d’élevage ? Combien seraient-ils prêts à nous payer (les humains d’aujourd’hui) pour que nous agissions afin de protéger la société de futures pandémies, au cours desquelles nos systèmes de santé seraient envahis par des bactéries, des champignons ou des virus résistants aux médicaments et potentiellement mortels ?
Un autre détail non négligeable est de savoir quoi faire avec les taxes perçues. Les gouvernements devraient investir dans la recherche et dans l’innovation en matière de technologies et de projets susceptibles d’accélérer la transition et la réduction des émissions de carbone. J’ai l’intention de me pencher sur ce type d’investissement public à motivation sociale dans un prochain billet. La question la plus importante est que les gouvernements doivent stimuler la recherche et l’innovation publiques lorsque la motivation du profit est insuffisante à inciter le secteur privé à agir. Par ailleurs, les changements climatiques et leur atténuation feront plus de mal à certaines personnes qu’à d’autres, ce qui risque d’accroître les inégalités au sein des pays et entre eux. L’augmentation des prix (de l’essence, par exemple) sera plus pénible pour les personnes à faible revenu. Pour celles-ci, l’effet net de la tarification du carbone et des remboursements d’impôts du gouvernement ne doit pas se traduire par une réduction de leur pouvoir d’achat (sous peine de susciter une forte opposition politique à la tarification du carbone !). Les personnes qui perdront leur emploi dans l’industrie des combustibles fossiles devraient bénéficier d’une aide financière et d’une réorientation professionnelle gratuite. Les gouvernements doivent donc réinjecter les sommes perçues dans l’économie, aider les réfugiés climatiques (y compris les familles qui perdent leur maison à cause des inondations et des incendies, dans le pays et à l’étranger), aider les personnes défavorisées les plus touchées par les changements économiques, et réduire les inégalités de revenus. Il faut noter que les propositions ci-dessus redistribuent en grande partie l’argent aux particuliers, contrairement aux marchés de plafonnement et d’échange du carbone, qui créent un jeu à somme nulle entre les entreprises, mais pas entre les particuliers, et provoquent une incertitude importante sur le prix du carbone. Enfin, toutes les idées qui précèdent ne sont que des suggestions. De nombreuses autres propositions de ce type devraient être étudiées, avec la participation d’experts de diverses disciplines, afin d’orienter nos politiques publiques collectives vers notre survie et notre bien-être communs futurs.
Il va sans dire que la proposition ci-dessus n’est qu’une esquisse qui nécessite l’élaboration de nombreux autres détails, comme la mise en place d’une courte période de transition pour éviter un choc économique trop fort à la suite de l’augmentation potentiellement rapide du prix du carbone. Néanmoins, nous avons vu avec la COVID-19 que la société peut absorber de tels chocs. Les dangers associés à la pandémie font pâle figure en comparaison des impacts catastrophiques, potentiellement étalés sur plusieurs siècles, inextricablement liés à des changements climatiques incontrôlés.
Yoshua Bengio
- Voir https://www2.deloitte.com/xe/en/insights/economy/spotlight/economics-insights-analysis-02-2021.html pour une discussion sur les incidences économiques, qui sous-estime encore probablement les risques.
- La tarification du carbone est « la méthode la plus largement reconnue[2] pour être le moyen le plus efficace pour les États de réduire les émissions liées au réchauffement climatique » (selon Wikipédia).
- Cela peut être perçu comme une rétroactivité et contraire aux pratiques juridiques et fiscales courantes, mais elle ne s’appliquerait qu’après l’entrée en vigueur de la loi, ce qui ne serait donc pas une surprise, et cela serait conforme à la philosophie juridique consistant à pénaliser les auteurs d’une action répréhensible de nombreuses années après l’action, lorsque les preuves de ce méfait sont devenues suffisantes et que l’auteur de cette action était conscient des conséquences possibles.
- Nous expliquons ci-dessous comment, au lieu de devoir calculer elles-mêmes le montant à prévoir comme réserve pour les prélèvements futurs, les entreprises pourraient souscrire des assurances et payer un prix fixe pour les émissions de chaque année.
- Pour éviter la partisanerie, l’influence des lobbies sur la fixation du prix du carbone et les variations rapides du prix en fonction du parti au pouvoir, le gouvernement devrait probablement au final déléguer la fixation du prix à un organisme indépendant constitué d’universitaires et de scientifiques chargés de fournir l’estimation la plus précise et la plus juste de ce coût social. Toutefois, si le prix du carbone était fixé de cette manière, l’ensemble du système proposé ici ne serait pas aussi indispensable. La tarification a posteriori est une sorte de police d’assurance au cas où le gouvernement ou son agence décidant de la tarification du carbone sous-estimerait le coût social des émissions de carbone.
- Il existe des précédents pertinents à l’obligation de conserver des documents fiscaux pendant des périodes aussi longues, par exemple dans le cas des registres de sécurité d’exposition aux produits chimiques, précisément au cas où le gouvernement déciderait de punir un méfait dont les conséquences ne sont révélées que des décennies plus tard. Voir https://www.icpas.org/docs/default-source/tax-practice-procedures-files/records-retention-guidelines1a841fdf38106fba827cff0000493078.pdf?sfvrsn=dd94701d_0
- Pour éviter une défaillance du marché de l’assurance, le régulateur devrait obliger les assureurs à constituer des réserves suffisantes, ce qui aurait pour effet d’augmenter la prime d’assurance en fonction des risques prévus.
- Les gouvernements pourraient utiliser une partie de l’argent des taxes comme subventions, pour amorcer la transition et diminuer les risques qui y sont liés, en particulier en matière de recherche et développement. En outre, comme nous le soutenons ici, une grande partie des recettes fiscales devrait être reversée aux personnes ayant les revenus les plus faibles, faute de quoi la taxe pourrait accroître les inégalités.
- Voir Weber, E. U. (2006). Experience-based and description-based perceptions of long-term risk: Why global warming does not scare us (yet). Climatic change, 77(1), 103-120.